Voici 400 ans, en 1616, Shakespeare est sorti de ce monde. Un 23 avril. Le même jour que Cervantes, dit-on. Commode pour les commémorations! [versione italiana]
A y regarder de plus près, Cervantes aurait expiré la veille, le 22 avril. Et Shakespeare onze jours plus tard, le 3 mai. Car les anglais d’alors, ces anti-papistes, n’avaient pas encore adopté le calendrier grégorien, comme les espagnols, et en étaient restés au calendrier julien. Onze jours séparent les deux agendas. Le 23 avril julien était donc un 3 mai grégorien. Dont acte.
Shakespeare avait un faible pour Venise. Son Marchand, et sa représentation largement controversée de la judéité, a fait date. Mais allons voir du côté d’Othello. Le More de Venise. Où déjà l’étranger fait débat, au sein d’une société décrite comme hautement évoluée, raffinée. Ni la Rome antique donc, ni Vienne et son duc pervers, ni Elseneur, ni les palais de Sicile ou les forêts de Bohême, mais Venise.
A vrai dire, Venise, objet d’admiration pour les Tudor, en raison de ses institutions politiques, où le pouvoir absolu est tempéré par un conseil des sages, devient quelques années plus tard, avec la Réforme, la capitale de tous les fantasmes, de tous les vices, de toutes les corruptions. Qu’un anglais s’aventure dans cette „cour de Circé“, s’il revient au pays, ce sera italianisé et donc „changé en monstre à ventre de porc, tête d’âne, cerveau de renard et entrailles de loup“, comme l’affirmait alors Ascham, le conseiller latin d’Edward VI. Bon pour l’imaginaire! Pas étonnant que Venise, où tout est possible, malgré son raffinement, règle donc son compte à ce bouc en rut d’Othello.
Si l’on en croit certains piocheurs d’archives, comme récemment l’historien italien Lamberto Tassinari, Shakespeare ne serait d’ailleurs pas le fils de bourgeois moyennement cultivé de Stratford-upon-Avon, mais le savant lettré et polyglotte John Florio, d’origine italienne, qui aurait anglicisé le nom de sa mère, Crollalanza, et dont le père aurait fait séjour à Venise, avant de fuir en Angleterre. Ce qui justifierait que John Crollalanza Florio en sache donc si long sur Venise. La polémique fait rage, les prétendants au nom de Shakespeare avoisinent la quarantaine, mais ce Florio et ses antécédents italiens fait figure de favori.
Mais, Florio ou pas Florio, qui est donc cet Othello shakespearien?
Othello est noir. Autant dire nègre. Iago est blanc. Autant dire raciste. Comme Venise en 1567 ou Londres en 1604. Othello est l’autre, l’autre sang, l’autre race, l’autre peau, l’autre ethnie, l’impur. Celui qui est intégré, et que l’on ne pense qu’à exclure. Celui qui a fait tout ce qu’il fallait pour l’être, intégré, accepté, général victorieux au service de la Sérenissime, et qui, malgré tout, fait tache.
Car le mélange des sangs, le mélange des races, le mélange des peaux, le noir avec la blanche, Othello avec Desdémone, est impensable, irregardable, contre-nature. Il est annonciateur de drame, de fin du monde, d’implosion de l’ordre du monde. D’ailleurs la souillure de la blanche n’a pu se faire qu’avec la sorcellerie, la magie noire, les philtres enchantés. Sinon jamais la blanche n’aurait pu ou voulu. Cela ne s’est jamais vu.
Desdemone la blanche apportera le démenti: la sorcellerie du noir, c’est sa peau, c’est son sexe, et son histoire. Entre devoir et désir, entre le Père, le sang, et l’Amant, le sexe, Desdemone tranchera sans hésiter: ce sera le désir.
Mais Othello reste néanmoins noir: il est cette force brute, domestiquée, que le Doge avisé envoie au combat. Comme les français en 1914 qui envoyaient les tirailleurs sénégalais en première ligne à Verdun.
Othello, chair à canons idéale, le valeureux Othello que Venise célèbre, n’est d’ailleurs pas si „blanc“, pas si vénitien qu’il n’y parait: les gènes parlent. Ne serait-ce que ce reste d’animisme, ce mouchoir offert à Desdemone, envoûté jadis par une sorcière ou une sybille africaine. Othello le noir a ses gris-gris. Cela le perdra.
L’homme à l’enfance cannibale ou anthropophage, l’esclave racheté, l’homme aux grosses lèvres, le vieux bélier noir, le cheval de Barbarie, le vagabond, l’étranger, le More lascif -les épithètes ne manquent pas dans la pièce pour le qualifier- c’est bien lui qui a séduit Desdemone. Cela ne peut durer. Iago sera celui que le destin désigne pour effacer la tache, pour éliminer l’impur, l’autre, le damné au sein noir de suie, pour que Venise soit enfin vengée de la souillure, ethniquement purifiée.
Tout comme à Londres en 1601, où la Reine Elizabeth, „grandement contrariée d’apprendre le grand nombre de Nègres et de Maures noirs importés dans le royaume“, ces Blackamoors que l’on dit être des Haratins, habitants noirs des oasis sahariennes, signe sans hésiter un arrêt d’expulsion.
Venise sera plus raffinée, plus perverse. En tout cas la Venise de Shakespeare.
Ce sera un jeu d’enfant pour Iago le vénitien, le villain de service, de manipuler cette âme pure d’Othello. Iago, le stratège qui sait que l’homme est un loup pour l’homme, que la femme est inconstante, que l’argent peut tout, et qu’il n’est pire poison que l’amour, et la jalousie, ce virus occidental, n’aura aucun mal à réveiller la bête, l’animal, le monstre, le sauvage, le nègre quoi! qui sommeille en Othello.
Et Othello fou d’amour et de jalousie, devenu monstre réel sous l’empire des passions, n’aura qu’un seul mot pour étancher sa douleur: „O le sang, le sang, le sang!“.
„Ce spectacle empoisonne la vue: qu’on le voile“ (1), nous dit la Venise blanche, par la voix du représentant du Doge, le noble vénitien Lodovico.
Othello est ainsi la vision d’un interdit: le spectacle qu’il aurait fallu ne pas montrer. Que l’on n’aurait pas dû voir, ou avoir vu. Comme une tache sur la conscience, ou sur l’harmonie sociale, qu’il conviendra de bien vite effacer, de rejeter dans les poubelles de l’inconscient.
Oui, voilez cet Othello que nous ne saurions voir, nous dit la Venise shakespearienne. Mais ce théâtre d’Othello, cette représentation d’Othello, mise en scène par Venise même, sert en fait de répétition générale, d’expérience secrète, à l’équilibre de la société blanche, mono-ethnique.
Le théâtre, et particulièrement au XVIIè siècle, quelques années après Shakespeare (Othello fut édité en 1622), a subi tous les interdits: religieux, moral, politique.
Raison de Dieu, raison des hommes, raison d’Etat. Intégristes catholiques, jansénistes durs, calvinistes extrémistes, fous de Dieu, puritains obscurs, dictateurs obstinés, ont tous eu de bonnes raisons pour interdire le théâtre, la représentation. D’autres aujourd’hui détruisent Palmyre.
Venise ne l’interdit pas: elle ne fait que montrer et voiler, que jeter un voile sur l’interdit. Ou elle répète pour elle-même ce qu’il faudrait ne pas dire, et qui pourtant est.
Iago sera châtié, supplicié. Et pourquoi pas réintégré. Mais Venise tachée, Venise endeuillée, Venise purifiée, sera blanchie, sauvée.

Constantin Stanislavski comédien, metteur en scène, dans le rôle d’Othello en 1896
La Venise d’aujourd’hui est bien entendu loin de celle de Shakespeare. Mais la Venise de Shakespeare, choisie comme archétype fictionnel de la société idéale occidentale, a certainement valeur paradigmatique pour nos sociétes actuelles, enflammées par le débat sur le multiculturalisme, sur la multi-ethnicité. Et par le retour du religieux.
Othello le More avait rangé ses vieux accessoires de magie noire, et le religieux ne faisait point histoire. A ceci près que, ironie du sort, Othello le More devait pourfendre les Ottomans occupant Chypre. Au coeur du conflit, ce n’est pourtant pas le débat interconfessionnel qui prime, c’est avant tout le déchaînement des passions et pulsions qui fait exploser le système culturel vénitien idéalisé par le poète élisabéthain. Mais tout y est dit du rapport à l’autre, radicalisé parce que cet autre est plus autre qu’un autre.
Y compris les méthodes d’infiltration mentales, servant à l’élimination de cet autre, s’agissant d’Othello, mais que l’on pourrait reconnaître également dans les techniques de prosélytisme religieux fort en vogue en nos temps de trouble identitaire.
„Quand les démons veulent produire les forfaits les plus noirs, ils les présentent d’abord sous des dehors célestes“ (2). C’est un connaisseur qui le dit, le cher Iago. L’honnêteté d’Othello ou de Desdemone sera ainsi le terrain fécond où pourra proliférer „the Divinity of hell“, la „théologie infernale“, nommée aussi „pensée pestilentielle“. Comme le terrorisme qui fait son lit dans la permissivité de la démocratie.
Shakespeare ne donne pas de solution. Mais la représentation d’Othello est comme un exorcisme, un sacrifice rituel, avant le passage aux actes: un mal nécessaire. Pour que la société, alors exclusive, raciste, mono-ethnique, du moins dans sa version scénique, ou comme aujourd’hui multipolaire, retrouve son équilibre. Pour ou contre l’élimination de l’autre, telle est la question.
Elle pourrait aussi nous servir de laboratoire face aux impasses actuelles du communautarisme, au dévoiement de la liberté de conscience, à l’inflation des fondamentalismes archaïsants, à la propagation de la haine. Pour comprendre aujourd’hui, revenons donc à la Venise d’hier, fantasmée et théâtralisée, et au destin de son célèbre More.
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Et comme le dit le Doge, dans sa douteuse sagesse: „Une fois irrémédiables, les maux prennent fin par la vue du pire“ (3). Othello est un mal nécessaire. Montrons l’interdit, et méditons.
Après les camps, Adorno dit que l’on ne peut que faire silence. Heidegger ne sait rien, ou ne dit rien, ou dit qu’il ne sait rien. Primo Levi dit tout. Semprun dit que c’est indicible, intransmissible, mais qu’il faut le dire.
Le Doge dit qu’il faut tout montrer. Et il remet le voile…
Mai 2016

Patrick Guinand, photo Sepp Dreissinger
Metteur en scène français. Voir ses articles précédents pour ytali: „La théâtralité de Venise“, et „Thomas Bernhard et Venise“.
(1): „The object poisons sight;
Let it be hid“ (V,2. Dernière réplique)
(2): „When devils will the blackest sins put on,
They do suggest at first with heavenly shows“ (II,3)
(3): „When remedies are past, the griefs are ended
by seing the worst“ (I,3)

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