Vienne, ce vendredi 26 janvier. L’Akademikerball s’est déroulé sans incident. Entre 8000 et 10000 manifestants ont défilé sans heurts dans les artères principales de la capitale autrichienne, en guise de protestation. 3000 policiers se sont chargé d’éviter toute approche de la Hofburg, siège de la résidence présidentielle, où se déroulait le très attendu bal du Fpö et des sympathisants d’extrême-droite, de plus en plus présents sur la scène publique locale.
Entre 2500 et 3000 participants, un record selon les organisateurs, dû sans doute à la présence imposante du Fpö dans le nouveau gouvernement de coalition autrichien, ont pu ainsi festoyer en paix, sans provocation, sans signes extérieurs d’appartenance partisane, tel bleuet ou edelweiss à la boutonnière, symboles ambigus d’une nostalgie pro-nazie, comme à l’accoutumée. Seuls les uniformes d’apparat des corporations post-estudiantines pangermanistes, imbibées d’idéologie national-socialiste, donnaient la vraie couleur de l’évènement. Ainsi que quelques figures historiques du mouvement, emblématiques du négationisme et de la lutte pour l’abrogation de la loi interdisant la réactivation d’écrits et symboles issus de la période hitlérienne.
Lasst nazis nicht regieren,
ne laissez-pas les nazis gouverner, proclamaient les pancartes les plus en vue de la manifestation. Un voeu pieu. Fort démocratique, mais sans soutien massif de la population. En 2014 des échauffourées violentes avaient accompagné le même Akademikerball. Indignation anti-manifestants sur les réseaux sociaux et dans la presse de caniveau. Depuis, le Fpö, et ses Burschenschafter, sont arrivés au pouvoir.
Aux élections régionales du Land de Basse-Autriche ce dimanche 28 janvier, le parti conservateur Övp garde la majorité absolue. On attendait une percée spectaculaire du Fpö, qui aurait cassé cette majorité, mais un mini-scandale de dernière minute a vraisemblablement freiné les ardeurs des électeurs tentés par l’extrême-droite: le magazine Falter a révélé quelques jours avant le vote l’existence d’un livre de chants nazis utilisé par la Burschenschaft Germania, regrettant notamment, entre autres glorifications de l’idéal national-socialiste, que seulement six millions de juifs aient été gazés, et recommandant de passer à sept millions.

Udo Landbauer
Le détail piquant qui a perturbé la machine électorale: le chef de file Fpö de la Basse-Autriche, membre du Conseil national du Fpö, Udo Landbauer, est vice-président de Germania. Il a bien entendu juré qu’il n’avait pas connaissance de cet opuscule de chants, fut aussitôt soutenu par H-C. Strache, le chef du Fpö et Vice-Chancelier, qui a crié à la campagne haineuse de dénonciation, mais il n’a pas vraiment convaincu.
Même le Président de la République Van der Bellen s’en est étonné, et a demandé son retrait de la tête de liste en Basse-Autriche. Preuve de la limite des pouvoirs consitutionnels du Président et da la force relative de sa parole: cela n’a eu aucun effet. Strache s’est même permis de lui reprocher un outrepassement de ses fonctions. Et Landbauer s’est maintenu. Même si l’Övp va de nouveau régner en Basse-Autriche, Landbauer siègera au Conseil éxécutif régional. Ou pour apaiser la polémique, son alter ego.
Que la plupart de ces corporations telle la Germania, dites Burschenschaft, soient marquées par un ADN néonazi, et que leurs bréviaires de base se nourrissent du négationisme, de l’antisémitisme, et des thèses hitlériennes, tout citoyen normalement informé en a parfaitement conscience. Mais cela ne semble émouvoir que marginalement la société autrichienne.
Le jeune et nouveau Chancelier Sebastian Kurz s’est indigné de l’affaire Landbauer et du contenu du livre de chants. Mais après tout, pour s’assurer le pouvoir, c’est lui qui a fait entrer le Fpö et des ministres notoirement Burschenschafter au gouvernement.
En toute innocence? Ou cynisme ordinaire… Très vite après la formation du gouvernement, les ministres Fpö ont d’ailleurs placé à des postes-clés des amis Burschenschafter dans leurs ministères et dans la haute-administration publique.
Et le très contesté Ministre de l’Intérieur, Kickl (Fpö), dès le deuxième jour de sa prise de fonction, selon une source interne au Ministère, s’est empressé de faire anéantir ou disparaître tous les dossiers en instance concernant les personnes suspectées de sympathies nazies ou ayant fait ces dernières années l’apologie de l’idéologie nazie par des prises de paroles ou l’affichage de signes extérieurs (salut hitlérien, croix gammées, autres insignes), que la justice n’avait pu encore traiter. Scène destinée semble-t-il à devenir ici le destin ordinaire.

Herbert Kickl
L’infiltration idéologique patiemment tissée depuis des années, renforcée maintenant par l’exercice du pouvoir, a donc force d’évidence. Et fait partie du paysage. Tout va bien. La saison des bals bat son plein, et n’a jamais dit-on été aussi fréquentée. Vienne s’amuse. Comme en son temps le fameux Congrès de 1814-1815, qui a rebattu les cartes de l’Europe.
Cette faculté d’adaptation de la société autrichienne a de quoi étonner tout observateur étranger. Certains parlent d’un syndrome post-habsbourgeois. L’Empereur disait. Le peuple faisait, se taisait, ou dissimulait. Des siècles durant. Et cela serait resté à l’état diffus dans les gènes et les mentalités. On attend un Bourdieu autrichien pour en faire plus pertinente analyse.
Reste que l’acceptation et la normalisation de la pensée d’extrême-droite, avec inspirations ou dérapages de nature clairement néonazie, est un fait aujourd’hui plus que tangible.
Une partie de la société autrichienne s’en inquiète: une pétition signée par 160 professeurs et recteurs d’université a même été envoyée à Kurz, lui demandant de renoncer au travail avec les extrémistes notoires liés aux Burschenschaft, et s’inquiétant de “la normalisation de l’extrémisme de droite qui avance en Autriche à grands pas”.
Fort bien. Mais cette normalisation a été favorisée par Kurz lui-même et sanctifiée par les urnes.
Ce qui permet au Fpö de crier au harcèlement et à la campagne diffamatoire organisée par la gauche honnie. Même que Strache veut se faire maintenant le chantre de la lutte contre l’antisémitisme, comme il l’a déclaré lors de son discours officiel à l’Akademikerball.
Improbable ou subtilement stratégique, mais il l’a dit. Ce qui lui a valu immédiatement une tempête de protestation sur les réseaux sociaux de la part de ses partisans les plus fondamentalistes. La parole est libérée, la haine de l’autre s’étale au grand jour.
Cette normalisation va même au-delà de l’absorption homéopatique dans le tissu social: face par exemple à l’appel au boykott du gouvernement autrichien, particulièrement des ministres Fpö, et de la future présidence de l’Europe par l’Autriche au deuxième semestre 2018, lancé fin décembre par un groupe d’hommes politiques et intellectuels internationaux, la réaction a oscillé entre l’indignation et l’ironie.
On s’est offusqué de cette immiction dans les affaires intérieures autrichiennes, alors que le Fpö est un parti élu démocratiquement, minoritaire mais arrivé au pouvoir par le jeu de alliances gouvernementales, et donc démocratiquement et juridiquement justifié. Et on ironise sur la complète méconnaissance de la culture politique autrichienne dont font preuve les pétitionnaires. Donc effet provisoire de l’appel: zéro.
Et même renforcement de la légitimité de la coalition Övp-Fpö, dans l’esprit majoritaire de la population qui a voté – rappelons-le – à 31,5 pour cent pour l’Övp et à 26 pour cent pour le Fpö, soit un soutien électoral global à 57,5 pour cent. Et Kurz survole les sondages de popularité aux alentours de 60 pour cent.
Que par le jeu des alliances, un parti politique, en plus d’extrême-droite, qui est arrivé en 3e position aux élections législatives, ne représentant que le quart des votants, ait aujourd’hui en mains toutes les clés majeures du pouvoir, et que peu s’en émeuvent, cela peut laisser perplexe. Autorisé pourtant par la loi électorale démocratique, et les combines partisanes que celle-ci permet, ce tour de passe-passe est juridiquement accepté, peut paraître moralement ou civiquement problématique, mais malgré tout s’impose. Et la majorité s’en accomode.
De guerre lasse, les intellectuels se taisent. Le peuple consomme comme jamais. Le business bat son plein. Karl Kraus n’est plus là pour servir de poil à gratter. Ni Thomas Bernhard. Et Elfriede Jelinek s’est retirée en silence à Münich.
Bien sûr la poussée identitaire, nationaliste, et extrémiste, est un phénomène européen actuellement largement en expansion. Mais l’Autriche pourrait très vite prendre valeur de symbole, et même basculer, dans les équilibres diplomatiques, du côté du groupe de Visegrad, fermement attaché à un protectionnisme de type nationaliste.
Pour tenter d’expliquer pourtant cette perméabilité particulière de la société autrichienne à la pensée post-hitlérienne, décrite déjà au temps de Jörg Haider au début des années 2000 comme une sorte de morbus austriacus, certains évoquent l’absence ou la pusillanimité du travail de mémoire de la société autrichienne, qui contrairement à l’Allemagne, n’a jamais vraiment effectué la nécessaire auto-analyse sur les effets de l’Anschluss, et l’accueil enthousiaste du Führer et de son régime à partir de 1938.
L’épuration d’après-guerre fut de fait toute relative. La jeune génération ne se sent guère concernée. Et les nazis n’ont jamais vraiment disparu du paysage. Mieux, ils font partie du paysage. Et sont donc considérés comme inoffensifs, puisque maintenant, eux ou leurs héritiers, sont élus démocratiquement. Et défendent même des thèmes qui ont un fort écho dans la population, comme l’islamisation de la société à la suite de la forte vague migratoire de ces deux dernières années. Raison de plus donc pour fermer les yeux, pour accepter, pour continuer de faire semblant de ne pas savoir, et même selon une opinion latente, pour vouloir que ces élus fassent le travail gouvernemental et répondent au souhait sécuritaire largement répandu.
Acceptation, normalisation, porosité idéologique, en plus d’un Bourdieu, on attend donc également impatiemment un Houellebecq autrichien pour écrire une nouvelle version de la “soumission” en pays post-habsbourgeois, et post-anschluss.
En attendant, il ne nous reste plus qu’à revenir à Bernhard.

Thomas Bernhard
Dans Claus Peymann s’achète un pantalon et va déjeuner avec moi (1987), par exemple, ce dramolette ô combien prémonitoire, le dialogue final, en pleine affaire Waldheim, se laisse savourer: les deux compères Bernhard et Peymann se retrouvent dans un restaurant chic (fictif) de Vienne et regardent les clients.
Peymann: Wer ist denn das? (C’est qui donc lui?)
Bernhard: Der Vize-Kanzler (Le Vice-Chancelier)
ein Nazi (un nazi)
Peymann: Und der dort? (Et lui là-bas?)
Bernhard: Der Verteidigungsminister (Le ministre de la défense)
ein Nazi (un nazi)
Peymann: Und der? (Et lui?)
Bernhard: Der Außenminister (Le ministre des affaires étrangères)
ein alter Nazi (un vieux nazi)
Peymann: Und der dort? (Et lui là-bas?)
Bernhard: Der Rechnungshofpräsident (Le président de la Cour des Comptes)
ein alter Nazi (un vieux nazi)
Peymann: Und der da? (Et lui là?)
Bernhard: Das ist der Bundeskanzler (C’est le Chancelier)
ein Dummkopf (un idiot)
Peymann: Und der? (Et lui?)
Bernhard: Das ist der neue gewählte Bundespräsident (C’est le Président de la République nouvellement élu)
ein alter nazi (un vieux nazi)
Peymann: Und die dort? (Et eux là-bas?)
Bernhard: Das sind lauter Nazis (Rien que des nazis)
Peymann: Und die anderen? (Et les autres?)
Bernhard: Das sind lauter Dummköpfe und nazis (Rien que des idiots et des nazis)
Peymann: Und die Kellnerin? (Et la serveuse?)
Bernhard: Die ist katholisch und kennt alle und weiß von nichts (Elle est catholique et connait tout le monde et ne sait rien de tout ça)
Peymann: Na dann bestellen wir doch einfach Rindsuppe (Bon alors commandons donc simplement un bouillon de viande)
Oui, décidément, Thomas Bernhard manque.

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