Eurogroupe, banque centrale européenne, exécutifs nationaux : les institutions qui contrôlent les leviers du pouvoir dans l’Union européenne échappent à toutes formes de contrôle démocratique. Comment pouvons-nous résoudre cette situation sans passer par le processus long et compliqué d’amendement des traités européens ?
Une réponse intéressante vient de la France, où un groupe d’économistes, de juristes et de politologues composé de Manon Bouju, Lucas Chancel, Anne-Laure Delatte, Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, a coordonné le projet du “Manifeste pour la démocratisation de l’Europe”, un document signé par plus de 120 intellectuels et décideurs de seize pays européens, qui peut être signé en ligne (www.tdem.eu) par tous les citoyens européens qui se reconnaissent dans son contenu.
Parmi les propositions, la création d’une Assemblée européenne et d’un “budget de démocratisation”, visant à lutter contre les inégalités, à favoriser une croissance durable mais aussi la justice fiscale, l’emploi et la cohésion sociale, ainsi qu’à permettre une meilleure convergence des politiques économiques, sociales et fiscales dans l’Union européenne.
Nous en avons parlé avec Stéphanie Hennette, professeure de droit à l’Université Paris Nanterre, coordinatrice et signataire du manifeste.
Professeur Hennette, votre manifeste a l’ambition de réaliser un projet de longue date qui pour le moment est encore en chantier, celui de l’Europe sociale. Pourquoi votre proposition devrait-elle réussir là où toutes les autres ont échouées ?
C’est vrai qu’il y a une longue histoire de tentatives de réorientation du projet européen en faveur d’une Europe plus sociale. La différence aujourd’hui, est que beaucoup de personnes d’horizons politiques différents ont compris que le statu quo a un coût extrêmement élevé. Depuis les dix dernières années, avec la crise de l’euro et la manière dont l’Union européenne a géré la crise en Grèce et les difficultés avec l’Irlande ou le Portugal, le statu quo européen a posé des problèmes en termes de gouvernance démocratique.
Ces problèmes, bien sûr, ont toujours été documentés dans l’histoire de l’Europe, mais cette fois-ci ils ont atteint des niveaux de brutalité et de violence, autour desquelles s’est créé un consensus plus large que par le passé car il n’était plus possible de continuer ainsi.
Vous proposez d’introduire une nouvelle institution, une Assemblée européenne responsable de gérer un « budget de démocratisation » visant à « lutter contre les inégalités, favoriser une croissance durable, la justice fiscale, l’emploi, la cohésion sociale ainsi que permettre une meilleure convergence des politiques économiques, sociales et fiscales au sein de l’Union européenne ». Pourquoi voulez-vous introduire une nouvelle institution ? Ce choix ne risque pas de créer un doublon et réduire la légitimité et les pouvoirs du Parlement européen ?
L’Assemblée européenne que nous proposons de créer n’est pas en concurrence avec le Parlement européen. La logique de représentation de l’Assemblée européenne dont nous proposons la création est fondamentalement différente de celle du Parlement européen. L’idée est d’associer des parlementaires nationaux à une gouvernance européenne qui, aujourd’hui, pénètre au cœur des pactes sociaux nationaux.
Pourquoi est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire aujourd’hui d’inclure des parlementaires nationaux dans l’agencement institutionnel et démocratique européen ?
Parce que l’Europe s’est transformée depuis que les grandes bases institutionnelles ont été créées. Aujourd’hui et surtout depuis dix ans, les décisions que prend l’Europe influencent beaucoup plus les pactes socio-nationaux. L’Europe, ce n’est plus seulement le marché et la concurrence, comme dans les Années 70, 80 et 90. C’est aussi le droit du travail, des politiques financières, économiques et des politiques sociales. S’il y a vingt ans il était possible de construire le marché et la concurrence en ayant seulement un Parlement européen avec la représentation d’un intérêt général européen, aujourd’hui la transformation de l’action de l’Europe, de son impact sur les décisions prises dans les démocraties nationales, exige de faire monter un niveau de représentation national dans le jeu institutionnel. Il n’y a donc pas de concurrence entre l’Assemblée européenne que nous proposons de créer et le Parlement européen : ce sont deux logiques différentes de représentation et de légitimité politique.
Votre idée d’établir une Assemblé européenne a l’ambition d’aller au-delà des dynamiques internes à l’Eurogroupe, organe informel au sein duquel les ministres des États membres de la zone euro choisissent par consensus. Est-ce que vous ne craignez pas que les positions de l’Assemblé européenne que vous proposez de créer correspondrons à celles de l’Eurogroupe, un peu comme c’est déjà le cas maintenant avec le Parlement européen ?
Il n’y a pas de potion magique institutionnelle capable de garantir une orientation politique. Cependant, une des raisons pour laquelle nous avons imaginé notre Assemblée européenne avec un grand nombre de membres, est précisément pour qu’il y ait un pluralisme politique dans les délégations nationales. L’idée est que dans chaque délégation nationale on retrouve un prorata de ce qui se voit dans les parlements nationaux, afin de garantir le pluralisme des formations politiques.
En plus, nous espérons avoir un effet vertueux de la création de l’Assemblée européenne. Si nous créons cette nouvelle institution, les élections législatives dans tous les pays deviendront aussi des élections européennes, parce que nous saurons qu’une grande partie des députés qui seront élus dans les élections législatives nationales auront vocation à siéger dans cette Assemblée européenne.
C’est une manière de créer des espaces de discussion politique qui aujourd’hui n’existent pas et qui peuvent permettre d’imaginer un meilleur contrôle politique des décisions de l’Eurogroupe.
Quels sont, selon vous, les domaines où une intervention de l’Assemblée européenne que vous proposez de créer serait aujourd’hui le plus nécessaire ?
Aujourd’hui il y a trois questions majeures, qui correspondent à ce que nous avons imaginé pour le budget de démocratisation.
D’abord il y a la question de la transition écologique, cette-à-dire le fait de faire ce pas qu’aucun pays n’a fait pour le moment. Une des raisons pour laquelle on ne fait pas ce pas radical au niveau national est dû au fait qu’il faille le faire tous ensemble, donc l’Europe est le bon échelon pour agir.
Après, il y la question de la définition des migrations comme un enjeu collectif, qui ne doit pas peser de manière disproportionnée sur une poignée de pays seulement. Aujourd’hui nous avons bien compris que la solution de stopper les migrations est une désillusion, qui n’est ni souhaitable, ni possible. Il faut par contre construire ensemble, comme bien commun, le fait d’accueillir des êtres humains, qui vont jouer un rôle sur notre continent.
Enfin, la politique de la recherche, de la formation, de l’accès aux savoirs et à la connaissance sont véritablement trois points sur lesquelles tout le monde gagnerait à ce que des efforts soient réalisés au niveau collectif et pas au niveau national.
Le budget de démocratisation que vous envisagez serait intégralement financé par des ressources propres. Ces ressources propres seraient le résultat « d’un impôt progressif sur les hauts revenus, d’un impôt progressif sur les hauts patrimoines, d’un impôt commun sur les bénéfices des sociétés, et d’un impôt sur les émissions carbone ». Donc selon votre proposition, les plus riches paieraient pour les excès du capitalisme. Est-ce que vous ne craignez pas que si seulement certains états membres ratifient votre proposition de traité, cela comporterait un mouvement de la richesse vers les états membres qui ne signeraient pas, où les impôts resteraient plus bas ?
Malheureusement le dumping fiscal fait déjà partie de la situation actuelle, donc d’une certaine manière notre projet n’aggrave pas les choses.
Pourquoi avons-nous imaginé ce mécanisme ? L’idée est de créer un levier politique, un peu pour « dénoncer et blâmer » les États membres qui ne veulent pas aller de l’avant. Il faut qu’ils assument qu’avec leur refus et leur attachement au statu quo, ils tirent en fait tout le monde vers le bas, parce-qu’ils maintiennent des possibilités de dumping fiscal. L’idée n’est pas de croire de manière naïve qu’il y aurait une magie des institutions. C’est au contraire d’essayer de trouver dans le jeu des institutions, des marges et des leviers politiques, pour créer des espaces de pression et de discussion pour aller de l’avant.
Votre proposition de traité ne nécessite pas d’être adopté par tous les états membres. Elle pourrait donc permettre un avancement du processus d’intégration selon le modèle d’une Europe « à plusieurs vitesses ». Est-ce que vous voyez des forces politiques prêtes à faire cela ? Ou vous imaginez plutôt une dynamique qui émane des citoyens ?
C’est vrai que potentiellement notre projet peut renforcer la dimension « Europe à plusieurs vitesses », mais il faut quand même préciser que ce n’est pas comme cela que nous l’avons conçu. C’est une possibilité temporaire que tout le monde ne soit pas membre de l’Assemblée européenne, mais quand même, l’horizon désirable est un horizon où tous les états sont membres de cette Assemblée, parce que c’est seulement à ce niveau-là que le projet prend toute sa signification.
Aujourd’hui nous sommes à plus de 113 000 signatures sur le site tdem.eu: ce sont surtout des signatures des citoyens européens. Pour l’instant nous avons parlé avec plusieurs décideurs politiques, en France et dans d’autres pays, il y en a beaucoup qui sont très intéressés, mais nous constatons de manière frappante une forme de frilosité politique vis-à-vis de l’Europe. Pour beaucoup d’hommes et de femmes politiques, développer un discours européen est quelque chose de coûteux parce-qu’ils ont l’idée préconçue que les citoyens ne s’y intéressent pas, que c’est quelque chose de compliqué et que les citoyens ont peut-être une vision assez négative de l’Europe, et donc ils préfèrent bien souvent faire campagne sur d’autres choses.
Pour entrer en vigueur votre proposition nécessite en tout cas d’être adoptée au moins par certains gouvernements nationaux, qui devraient choisir volontairement de renoncer à une autre partie de leur souveraineté. Cela est-il envisageable dans une époque où le nationalisme a le vent en poupe ?
La question de la souveraineté est toujours une question sensible, notamment dans des projets d’intégration régionale et il est vrai que proposer par exemple de lever l’impôt, comme nous le faisons, est un de grands gestes de la souveraineté.
Mais le point de départ, le moteur de notre réflexion c’est de toujours comparer le risque et la difficulté de ce que l’on propose, au risque ou à la difficulté du statu quo. Le statu quo c’est que demain beaucoup de pays sont susceptibles d’être mis sous tutelle comme la Grèce l’a été.
Quand c’est la troïka qui décide de quel est le montant de pensions dans un pays, je crois que nous sommes bien au-delà des discussions en termes de souveraineté.
Plus précisément, notre objectif est de réassocier les premiers dépositaires de la souveraineté nationale, qui sont les parlementaires nationaux, au contrôle des décisions qui sont prises à l’échelle de l’Europe.
Pouvons-nous démocratiser l’Europe sans toucher la banque centrale européenne, qui continue de ne pas être soumise au pouvoir politique, comme c’est par contre le cas dans le rapport entre la Federal Reserve et le Congrès américain ?
Notre proposition parle exactement de ce genre des problèmes. Le point de départ de notre proposition est de dire qu’aujourd’hui le cœur du gouvernement de l’Europe est exercée par des institutions qui sont protégées de tout contrôle démocratique : c’est l’Eurogroupe, c’est la banque centrale européenne, c’est les exécutifs nationaux qui ne sont pas contrôlés dans les traités.
Notre proposition se concentre sur l’organisation d’un contrôle des décisions de l’Eurogroupe. Il est vrai que dans notre proposition une institution comme la banque centrale reste assez préservée des formes de contrôle qu’on veut mettre en place. Il y a une raison très technique à ça : c’est que notre traité a été pensé comme pouvant être adopté en l’état. Pour cela il faut aller en parallèle des institutions européennes. Donc on peut toucher l’Eurogroupe parce qu’il n’est pas mentionné dans les traités européens, mais le cas de la banque centrale européenne est différent. Créer des mécanismes de contrôle qui lui sont destinés est bien plus compliqué en termes strictement juridiques.
Ce que l’on espère est le lancement d’une dynamique d’ouverture de la boite noire du gouvernement européen et par la suite, peut-être que d’autres possibilités s’ouvrirons.

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