Les populistes enchaînent les succès électoraux en Europe. Ils se nourrissent de la faiblesse des vieux partis et de l’Union européenne face aux crises économique et migratoire. Ils se disent porte-parole du peuple, mais, au nom de qui parlent-ils vraiment?
Nous en avons discuté avec Éric Fassin, sociologue, Professeur à l’Université Paris-8 Vincennes-Saint Denis (Département de science politique et Département d’études de genre), Chercheur au LEGS (Laboratoire d’études de genre et de sexualité, CNRS / Paris-8 / Paris-Nanterre), auteur de plusieurs ouvrages, dont Gauche, l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014) et Populisme : le grand ressentiment (Textuel, 2017), qui sera bientôt publié en Italie sous le titre Populismo di sinistra e neoliberismo (ManifestoLibri).
Professeur Fassin, si nous essayons d’analyser le populisme en tant qu’idéologie, quels sont ses points forts et ses points faibles ?
Je ne crois pas qu’on puisse parler de “populisme” comme on parle de « communisme » ou de “socialisme” : il n’est pas sûr qu’on puisse trouver, derrière les différentes figures populistes, une idéologie commune. Je préfère donc l’adjectif au substantif: il y a des rhétoriques et des stratégies populistes. Leur point commun, c’est l’opposition entre le peuple et les élites. Mais ce qui caractérise les rhétoriques populistes de droite et d’extrême droite (et c’est une différence fondamentale avec les variantes de gauche), c’est une deuxième opposition – pas seulement vers le haut, mais aussi vers le bas : le peuple contre les étrangers, les Roms, les minorités sexuelles ou raciales, mais aussi les chômeurs dénoncés comme des “assistés”… Le point fort de ces populismes, c’est aussi leur point faible : l’indétermination. Car le peuple, c’est qui ? Tout le monde sauf « la caste ». Ce ne sont donc pas seulement les « classes populaires ». C’est séduisant ; mais c’est flou : ce n’est pas une pensée en termes de classes.
En Italie nous avons un mouvement populiste, Le Mouvement Cinq Etoiles, qui échappe au clivage droite-gauche. Nous pourrions dire la même chose en France avec la protestation des gilets jaunes. Comment expliquez-vous ces phénomènes ?
En France, on a surtout fait des comparaisons tirées de l’histoire nationale (en particulier la Révolution française). Or il faut sortir de ce cadre national pour penser un mouvement qui joue justement sur la fibre nationaliste (le drapeau tricolore, la Marseillaise). C’est pourquoi j’ai comparé les Gilets jaunes non seulement aux Forconi, qui ont nourri le Mouvement 5 Étoiles, mais aussi à la révolte du Vinaigre au Brésil, tous deux en 2013. Le point de départ est le même ou presque : les transports, les impôts, l’écologie… Comme les Gilets jaunes, ces différents mouvements mélangent des gens de droite et de gauche, voire d’extrême droite et d’extrême gauche. C’est une grande différence entre les Gilets jaunes des « ronds-points » et les mouvements des places : les Indignés en Espagne, Occupy Wall Street, ou Nuit Debout en France, tous sont clairement à gauche.
De ce point de vue il semble y avoir une similarité entre l’Italie et la France…
Oui, et c’est la raison pour laquelle je m’inquiète, non pas du mouvement des Gilets jaunes en soi (malgré les dérapages qui se répètent depuis le début), mais de ses conséquences. En Italie (comme au Brésil d’ailleurs), la confusion idéologique a tourné à l’avantage de l’extrême droite. Quand on refuse l’opposition entre droite et gauche, ce n’est jamais la gauche qui en bénéficie. Et le danger redouble, avec le refus de toute représentation exprimé par les Gilets jaunes – que ce soient les syndicats ou les partis ; ils sont même réticents à déléguer des représentants… Cela me paraît propice à la montée de l’extrême droite, qui se nourrit justement du rejet de l’establishment.
Comment se situent les populistes par rapport à l’Union européenne ?
Les populistes dénoncent volontiers les élites mondialisées, et en particulier la bureaucratie européenne – loin du peuple, voire contre le peuple. C’est ce qui explique la rhétorique nationale, voire nationaliste. A gauche, l’évolution de Jean-Luc Mélenchon est éclairante: en 2012, il revendiquait son ancrage partisan : le Parti de gauche et le Front de gauche. En 2017, nouvelle stratégie populiste, inspirée de la philosophe Chantal Mouffe. Le mouvement s’appelle désormais la France insoumise – autrement dit, le mot gauche a disparu, au profit de la nation ; de même, le drapeau tricolore a remplacé le drapeau rouge, et l’Internationale a cédé la place à la Marseillaise. Le patriotisme est censé unir le peuple…
La Nation comme moyen pour combattre l’Europe ? Pourquoi ?
L’Europe aujourd’hui est une Europe néolibérale. Combattre le néolibéralisme revient donc à combattre l’Union européenne. Le problème, c’est qu’on est alors tenté de s’appuyer sur la Nation contre l’Europe. Or cela revient à se tromper sur la nature de l’UE aujourd’hui : depuis les années 2000, l’Europe néolibérale se définit contre l’immigration; or c’est non seulement “l’Europe forteresse”, mais aussi l’Europe des nations. Il n’y a plus simplement les frontières externes de l’Europe ; c’est le retour des frontières internes – comme entre l’Italie et la France. En même temps, le rejet politique des migrants est comparable dans les deux pays. Bien sûr, Macron se présente comme un chef d’État libéral en protestant contre les dirigeants illibéraux ou antilibéraux – comme Salvini. Mais la réalité, c’est que les deux ferment leurs frontières; les deux refusent d’ouvrir leurs ports aux réfugiés. Ce sont des logiques nationales: Macron et Salvini peuvent ainsi donner le spectacle de leur affrontement. Mais c’est une même xénophobie, avec tout au plus des différences de degré.
Faire de la Nation un fondement serait donc une erreur ?
Bien sûr, la Nation n’est pas condamnée à rester à droite : après tout, au dix-neuvième siècle, c’était une valeur de gauche. Mais aujourd’hui, l’Europe néolibérale, loin de s’employer à dépasser la nation dans une logique supranationale, s’appuie sur le sentiment national… et la xénophobie. Et ce n’est pas seulement en Europe : regardons les États-Unis de Donald Trump, ou la Hongrie d’Orban, ou la Turquie d’Erdogan. Leur populisme est une forme de souverainisme néolibéral.
La gauche doit être alors plus européenne ?
Le problème, c’est que l’Union européenne joue elle-même du nationalisme. Par exemple, l’Union européenne a rejeté la Turquie par xénophobie – poussant ainsi Erdogan vers un populisme nationaliste. Et qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui, quand on songe qu’elle sous-traite la gestion des réfugiés à la Turquie, mais aussi à la Libye, autrement dit, qu’elle externalise ses frontières ? Il faut refuser à la fois le néolibéralisme et la réaction nationale, qui ne sont nullement incompatibles : le capitalisme s’accommode fort bien de la xénophobie, et le populisme est un des visages du néolibéralisme. Pour ou contre l’Europe ? Sortir ou non de l’Union ? Pour échapper à ce dilemme, la gauche doit être internationaliste.
Pouvez-vous illustrer votre propos ?
Regardons les mouvements sociaux. La droite peut nous servir de modèle : Steve Bannon s’emploie à construire une « alt-right » internationale ; il veut exporter les recettes qui ont fait élire Trump. Il ne s’agit pas seulement de politique électorale. C’est vrai aussi des mouvements sociaux : songeons à la réaction contre « l’idéologie du genre » : elle s’étend de la France à la Hongrie, du Brésil aux États-Unis. Et à gauche ? Quel mouvement international contre la xénophobie politique ? Il faut miser sur les mobilisations internationales, altermondialistes ou écologistes. La vague qui a commencé avec #MeToo peut servir de modèle. À un modeste niveau, nous sommes aussi en train de lancer une Internationale du genre, réseau de défense des études de genre.
Donc on ne peut pas changer l’Europe par la politique gouvernementale ?
En 2015, on a eu un test avec la Grèce. Syriza voulait refuser les diktats de l’Europe. Mais Tsipras a dû capituler. Il est vrai qu’en Europe, la Grèce ne pèse pas lourd face à l’Allemagne. Que se passerait-il si c’était la France ? François Hollande n’a même pas essayé de résister à Angela Merkel. Il ne faut pas se résigner à l’idée que tous les combats sont perdus d’avance : c’est une autre manière de finir par croire qu’il n’y a pas d’alternative. Or c’est cela qui menace aujourd’hui la gauche : le désespoir, ou ce que j’ai appelé la dépression militante. On se bat, on perd sans cesse la bataille, et on finit par croire qu’on est condamné à la défaite…
Comment y échapper ?
Pour contrer le TINA de Margaret Thatcher, il faut proposer une alternative. À mon sens, la désaffection pour la démocratie provient du fait qu’on a l’alternance sans l’alternative. Or l’alternative passe par un clivage entre droite et gauche.
Dans votre livre, vous dites que la gauche ne devrait pas essayer de récupérer les électeurs d’extrême droite, mais devrait plutôt essayer de parler aux abstentionnistes. Etes –vous sûr qu’une telle gauche, progressiste, pourrait être majoritaire ? Les électeurs des partis populistes sont-ils vraiment irrécupérables ?
En France et ailleurs, nous en avons fait l’expérience : la stratégie qui consiste à courir après la droite, qui elle-même court après l’extrême-droite, a mené la gauche à sa perte. C’est pourquoi il est temps d’essayer une autre stratégie. On n’est pas sûr qu’elle marche ; mais on est sûr que la triangulation, c’est-à-dire la droitisation, a été un succès éphémère, et un échec durable.
L’objectif premier ne doit donc plus être de séduire les électeurs d’extrême droite. Les électeurs de Marine Le Pen ou de Donald Trump ne sont pas les victimes de la mondialisation. Ils savent très bien ce qu’ils font. Ils ne sont ni naïfs ni ignorants. C’est un vote xénophobe qui n’est pas déterminé par la souffrance économique ; il est motivé par la jouissance du ressentiment. Et les enquêtes montrent qu’ils ne basculent pas d’un côté à l’autre – ni de la gauche à l’extrême droite, ni de l’extrême droite à la gauche.
Commençons plutôt par essayer de regagner les abstentionnistes. Leur abstention est le signe, non pas d’un ressentiment, mais d’un dégoût de la politique. Or ce sont des électeurs plus jeunes, plus pauvres, et… moins blancs. Pour les séduire, on ne tiendra donc pas le même discours. Changer de public, c’est aussi changer de stratégie.
Il y a moins de chance de les séduire en leur tenant un discours qu’ils entendent déjà tous les jours et qui d’habitude est utilisé contre eux…
En effet, si la Marseillaise fait moins vibrer ces électeurs que ceux de Le Pen, c’est qu’ils ont l’habitude qu’on brandisse les symboles de la République, à commencer par le drapeau, contre eux. Quand on demande aux Français “issus de l’immigration”, arabes ou noirs, de “s’intégrer”, c’est une manière de leur signifier qu’ils ne sont pas intégrés. La différence entre “eux” et “nous”, c’est qu’eux seuls sont soumis à cette injonction qui les exclut paradoxalement: “intégrez-vous !”
De nos jours, la xénophobie en politique apparait comme porteuse…
Il s’agit de rendre la xénophobie politique coûteuse pour ceux qui en jouent. Pour l’instant, les politiques ont l’impression d’avoir tout à gagner et rien à perdre à s’en prendre à des boucs émissaires comme les Roms ou les migrants. Par exemple, si les extra-européens votent aux élections locales, les dirigeants nationaux réfléchiront à deux fois avant de les stigmatiser. Résultat : au lieu de courir après l’extrême droite, les autres partis lui abandonneront ce terrain. La xénophobie est aujourd’hui répandue dans tout le spectre politique ; il faut qu’elle redevienne le signe de l’extrême droite.

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